Koffi Séménya et Yawo Aziabou se décarcassent chaque jour, six sur sept de la semaine, avec leur patron Yawo Adabra, dans la fabrication du mortier, le mixeur traditionnel des condiments. Ils travaillent dans ce métier avec des outils aratoires utilisés dans la sculpture (hache, coupe-coupe…), dans un coin de rue à Zanguéra, banlieue nord-ouest de Lomé. Ils y sont installés sous un arbre ombragé le long d’un mûr, à la merci des intempéries, faute de moyens pour s’offrir un local approprié. Que de peine se donnent-ils, chaque instant que Dieu fait, pour satisfaire la clientèle et espérer se procurer le pécule journalier, grâce à ce petit métier artisanal ?
Par définition, le mortier est un récipient en matière dure et résistante, servant à broyer certaines substances. Le mortier traditionnel « de chez nous » est un ustensile essentiel de cuisine. Il se présente sous forme d’un récipient à fond hémisphérique taillé en bois. Associé au pilon, il sert à broyer ou mixer des ingrédients de sauce (piment, ail, moutarde, arachide, sésame, légumes…), à piler certaines autres substances alimentaires telles que le foufou (d’igname, de manioc, de taro) ou des feuilles médicinales, etc.
Beaucoup de Togolais d’un certain âge peuvent témoigner de ce mélodieux chant tiré du manuel scolaire Mamadou et Binéta : « Les coqs chantent, le jour paraît, Tout s’éveille dans le village ; Pour que le bon couscous soit prêt, Femmes debout et du courage ! Pilons pan, pan, pilons pan, pan, Pilons pan, pan ; pilons gaiement ». Souvenirs de scènes de village ou de la vie communautaire au Togo et ailleurs en Afrique et probablement sous d’autres cieux, peut-on dire. Le pilon valorise le mortier, « ce précieux objet culturel » que beaucoup de personnes disent être incontournable dans la préparation de mets en Afrique et à bien d’autres égards.
Certains concitoyens en parlent
En effet, beaucoup de gens disent que le mortier est l’un des ustensiles de cuisine des plus utilisés en Afrique. « Avec le mortier, on pile les sauces, les condiments, la cossette, le foufou, bref tout ce qu’on veut qui rentre dans la confection des repas. C’est donc un élément essentiel dans la cuisine africaine. Par exemple, pour faire la sauce de noix de palme (dekudessi), il faut piler la noix préparée dans un mortier. Sans cela, on ne peut pas obtenir un bon résultat », admet Béatrice, institutrice à Lomé. Et d’ajouter : « C’est vrai qu’aujourd’hui, les gens pilent les feuilles de baobab dans le mixeur ou blinder qui est une machine moderne, mais pour moi, ça ne donne pas le même goût ou la même saveur à la sauce. Donc, quand bien même ces machines facilitent aujourd’hui la tâche aux femmes, je ne peux vraiment pas me séparer de mon mortier de la maison», soutient-elle.
De l’avis de Mme Géneviève, secrétaire de bureau, « on ne peut pas se passer du mortier parce que c’est authentique pour nous Africains ». Elle estime, par exemple, que le foufou pilé au mortier, comparé à la machine, n’a pas la même saveur, ni le même goût. « Même dans les grandes cuisines en Afrique ou en Europe, on utilise de petits mortiers pour piler les condiments avant de les arroser à la sauce, ce qui veut dire que le mortier est indispensable partout », convient-elle. A en croire M. Innocent Bandjou, qui se présente comme un accro de repas à base de foufou, « l’image des jeunes pileuses, les mouvements ou le jeu de pilons autour du mortier…, déclenchent un certain goût et provoquent mon appétit. Je pense que c’est la même chose chez beaucoup d’autres consommateurs. Aussi, cela renforce-t-il la solidarité au sein des groupes sociaux ou des communautés africains où le mortier restera toujours un objet presque sacré».
L’on s’accroche malgré tout à sa tradition
Ces opinions recueillies auprès de quelques individus au centre-ville de Lomé révèlent, en quelque sorte, la préférence des Togolais à l’usage du mortier, en dépit de l’influence des outils modernes qui facilitent, de plus en plus, les choses dans la cuisine togolaise ou africaine. Ces derniers sont des mixeurs modernes de fruits et condiments…, des machines électroniques à la mode, aujourd’hui dans certains ménages nantis.
Pour certains autres compatriotes, les technologies susmentionnées offrent, certes, des avantages tels que la rapidité et la facilité de faire le mixage ou le moulinage des condiments ou autres ingrédients alimentaires. Mais économiquement, les usagers peuvent se faire des soucis lorsque la machine tombe en panne en cours d’utilisation ou à cause de tout autre dysfonctionnement dépendant d’un problème quelconque, des situations que l’on ne rencontre pas forcément avec l’utilisation du mortier. « Je ne me suis jamais servi de mon mixeur plus de 2 ans, alors que mon mortier, qui ne m’a tout de même jamais fait défaut, date de 10 ans déjà… », a confié tante Marie Tora, commerçante de produits alimentaires à Légbassito, dans la préfecture d’Agoè-Nyivé.
Dans une moindre mesure, Mme Viviane, qui vient d’être admise à la retraite, préfère moins ces nouvelles technologies, arguant qu’elles « engendrent trop de dépenses et sont même susceptibles de provoquer des maladies, parce que les aliments qu’elles broient contiennent de dangereux débris de métaux ». Selon elle, ces machines évoquent également des accidents qui peuvent être liés aux pannes électriques, étant donné qu’elles fonctionnent à base de courent électrique. « Ces machines peuvent être aussi un frein aux activités physiques indispensables aux jeunes filles ou personnes pour qui piler constitue en quelque sorte du sport », considère en effet la jeune maman.
Mlle Akou, maîtresse-couturière à Zanguéra elle, préfère mieux utiliser le mortier à autre chose parce que, dit-t-elle, il sert à piler du fétri (gombo sec ou humide), du dotè (gingembre) et bien d’autres condiments ou produits alimentaires. « Je ne m’imagine pas bienséante dans ma cuisine sans mortier, que je considère comme l’élément essentiel dans tout foyer africain. En plus, il ne connaît pas de panne d’électricité », argue-t-elle. Et de s’écrier : « Ah ! Laissez-moi vous raconter une petite anecdote. L’autre fois, ma copine Géraldine et son époux ont fêté leurs 10 ans de mariage à l’église. La célébration a donné lieu à une messe anniversaire à la chapelle du Collège St Joseph de Lomé et la manifestation a duré un peu plus de deux heures là-bas. Pendant ce temps, deux jeunes filles venues les aider étaient chargées de faire piler de l’igname préparée dans un foufoumix, non loin du lieu de résidence du couple, sis à Tokoin-Lycée, pour la cinquantaine d’amis de groupe et de parents qui les accompagnaient. De retour de l’église, il a fallu faire patienter les convives pendant plus d’une heure de temps encore, avant qu’elles ne reviennent finalement. Interrogées, elles se sont plaintes qu’il y avait non seulement une foule de clients au moulin, mais aussi qu’il y a eu coupure d’électricité dans le quartier pendant près d’un quart d’heure, ce qui a retardé encore les choses. Tout ceci, c’est pour vous dire que les moulinettes, tout comme d’autres broyeurs d’aliments tels que les blinder ou mixeurs, ont leur limite, alors que le mortier est toujours à notre côté, avec comme seule exigence pour s’en servir, un peu d’effort physique », s’est-elle convaincue.
A y voir de près, depuis les temps anciens, la façon de sculpter le mortier est restée presque toujours la même, et les exigences du métier toujours sans grands changements.
Un métier qui exige beaucoup de patience
M. Yawo Adabra et ses deux apprentis, Koffi Séménya et Yawo Aziabou, s’emploient, jour après jour, dans la sculpture de mortiers, inspirée des techniques traditionnelles ou ancestrales. « Ce travail se faisait déjà par nos parents qui nous l’ont légué puisque c’est eux qui nous ont initiés à ce métier », confie-t-il. Et d’expliquer : « Il nous faut d’abord acheter l’espèce d’arbre appropriée, la faire abattre et morceler à convenance par un scieur de bois pour en extraire de la matière première que sont les troncs d’arbre que nous utilisons pour tailler et mouler le mortier ».
Avant de venir à ce métier, le jeune Yawo Aziabou, marié et père de 4 enfants, était mécanicien 4 roues. « Quand bien même c’est un travail difficile et très contraignant, on peut en avoir la maîtrise au bout de cinq ou six mois seulement. Comparé au travail de mécanicien, la sculpture de mortiers exige beaucoup de finesse et de patience. Par contre, ce métier n’est pas économiquement très rentable. Toutefois, il nous procure de quoi vivre au jour le jour et scolariser nos enfants, même si nous n’arrivons pas à mettre un peu d’argent de côté pour mieux organiser et développer nos activités », avoue-t-il. M. Adabra et ses apprentis « bossent» en bordure d’une ruelle à Zanguéra, le long d’un mûr, à la merci des intempéries et de voleurs. « Comme vous pouvez l’apercevoir, nous sommes installés ici en plein air le long de ce mûr, et le propriétaire nous somme, depuis un moment, de quitter car, le délai pour le faire est déjà épuisé. C’est la deuxième fois que cela nous arrive et nous sollicitons les autorités publiques et toute autre bonne volonté pour qu’elles nous viennent en aide en construisant des hangars sur des places appropriées que nous pouvons louer à moindre coût. Ainsi, nous pourrons facilement développer notre activité pour le bien de nos clients également», plaide-t-il.
La fabrication de mortier, l’avons-nous constaté, recommande l’utilisation d’un matériel de travail approprié comme l’exige tout métier. Les principaux outils sont rudimentaires : coupe-coupe, hache, du « sans paper », qui sert à lisser le bois, ainsi que d’autres objets tranchants servant à « forer », sculpter et modeler le mortier dans les règles de l’art.
Martial Kokou KATAKA
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