Le Togo, à l’instar d’autres pays de l’Afrique subsaharienne, s’est lancé, depuis janvier, dans le processus de l’assurance maladie universelle (AMU), un mécanisme devant permettre à tout le monde, quel que soit l’appartenance sociale ou le lieu de résidence, de bénéficier d’une couverture sanitaire. Pour tenir ce pari, le gouvernement multiplie les établissements de soins de santé, renforce les plateaux techniques et recrute du personnel médical qualifié. Qu’en est-il exactement de la disponibilité et de l’accès aux médicaments et autres produits de santé ? Réponse dans un entretien avec Dr Koundé Innocent Kpéto, pharmacien titulaire, président de la Plateforme du secteur privé de santé (PSPS-Togo). Selon lui, près de 90 % des médicaments vendus en Afrique subsaharienne sont importés, et l’heure est venue de penser à une production locale, pour assurer une indépendance pharmaceutique du continent nécessaire à la réussite de l’AMU.
Togo-Presse : Bonjour, dites-nous, Docteur, quelle est la situation du médicament au Togo et si l’accès est sécurisé ? Etes-vous prêts pour l’AMU ?
Dr Koundé Innocent Kpéto : Je dirai que le secteur pharmaceutique au Togo est globalement bien structuré, avec comme chapeau, la direction des Pharmacies, du Médicament et des Laboratoires, bras du ministère de la Santé pour les questions de médicaments et produits de santé. L’autorité joue son rôle, à travers l’enregistrement, et les acteurs autorisés assurent correctement l’approvisionnement du pays, grâce à six opérateurs importateurs distributeurs (la Centrale publique d’achats et 5 grossistes répartiteurs privés), plus de 250 officines de pharmacie dont une quarantaine à l’intérieur du pays. En dehors des problèmes de pénuries mondiales et du choix des fabricants de ne pas faire enregistrer certaines thérapies nouvelles dans notre pays, la disponibilité, au regard de la demande actuelle, ne fait pas défaut. Cependant, ici comme ailleurs en Afrique sub-saharienne, le secteur pharmaceutique a quelques défis à relever. Il s’agit des difficultés d’approvisionnement de certains médicaments faisant l’objet de pénuries au niveau mondial, de l’insuffisance du maillage territorial des officines de pharmacie dont la majorité sont concentrées dans les grandes villes, de l’importation de la quasi-totalité des médicaments de pays lointains (près de 90%) et de l’exposition de nombreuses populations aux produits non agréés et de mauvaise qualité. Dans notre pays, la pharmacie hospitalière reste à organiser pour éviter le phénomène de ventes parallèles et de racket des patients. Il faut aussi reconnaître qu’en dehors de toute couverture contre les risques financiers d’accès aux soins, une bonne frange de la population reste en dehors de nos officines, à peine la moitié de la population pousse les portes des pharmacies. Avec l’AMU, le secteur doit se renforcer à plusieurs niveaux pour jouer pleinement sa partition. Il s’agira de renforcer l’organe de gouvernance de la pharmacie, par la mise en place de l’Agence de régulation suivant les recommandations de l’Agence Africaine du Médicament et de la directive de l’UEMOA. Il sera aussi question d’encourager l’installation des jeunes pharmaciens dans les contrées reculées pour rapprocher le médicament des populations, de renforcer la lutte contre les pratiques illicites et illégales dans le secteur, de sécuriser l’approvisionnement à travers la mise en œuvre progressive d’une industrie pharmaceutique locale.
T-P : Le Togo vient d’abriter le Forum pharmaceutique international. Dites-nous, en quoi consiste cet événement d’envergure et ses retombées ?
Dr K. I. K. : Le Forum pharmaceutique international réunit, depuis l’an 2000, les pharmaciens d’Afrique subsaharienne et du Maghreb et leurs partenaires de l’industrie pharmaceutique internationale pour débattre des enjeux et défis du secteur afin de dégager des recommandations à mettre en œuvre pour une bonne réussite des missions. C’est le cadre d’échanges et de partage d’expériences par excellence entre les pharmaciens du contient. Notre pays a eu l’honneur d’accueillir pour la 2e fois l’événement, du 03 au 06 juillet 2024, après l’édition de 2007. Pendant 4 jours, plusieurs panels de haut niveau animés par d’éminents spécialistes ont permis à notre pays de confronter ses actions à ce qui se fait ailleurs et aussi de montrer l’engagement de notre pays sur certaines thématiques. Par exemple, le plan national de lutte contre les produits médicaux de qualité inférieure et falsifiés, dont le partage a suscité beaucoup d’intérêt. Des rencontres B&B ont également eu lieu, notamment entre les organisations patronales du Togo et celles des pays invités du Maghreb.
Pour la disponibilité et un accès sécurisé, l’Afrique doit se lancer dans la production locale du médicament selon Dr Kpéto.
T-P : Quels sont ces enjeux, défis et perspectives pour votre secteur en lien avec l’AMU ?
Dr K. I. K. : Quand notre pays a été retenu pour accueillir l’édition de 2024, le Comité d’organisation a trouvé à point nommé le thème naturel autour de la mise en œuvre de l’AMU dans notre pays, étant donné que la même dynamique a cours dans la quasi-totalité des pays de notre continent. En effet, la mise en application de la loi N°2021-022 du 18 octobre 2021 portant Assurance Maladie Universelle (AMU) a abouti au démarrage effectif du processus d’enrôlement des assurés, le 1er janvier 2024, pour un début des prestations, au 1er avril 2024. Au-delà des actions entreprises par le gouvernement pour rapprocher les soins de santé des populations, les professionnels sont appelés à se mobiliser chacun dans son secteur pour offrir des services de qualité pour la réussite de l’AMU. L’offre doit être à la hauteur d’une demande de soins qui se structure et s’élargie. Pour nous pharmaciens, le Forum était une belle opportunité pour mobiliser et engager les pharmaciens Togolais et d’Afrique autour de cette thématique actuelle. Il s’agissait d’échanger sur les défis et perspectives de la mise en œuvre de la couverture maladie universelle dans nos pays avec un focus sur la pratique pharmaceutique et de faire le point sur l’efficacité de l’offre de produits de santé en Afrique dans un contexte de pénurie mondiale. Il s’agit aussi d’évaluer l’état d’avancement de l’industrialisation du secteur pharmaceutique en Afrique, gage d’une réelle sécurité et d’une souveraineté vitale pour nos pays et d’offrir un cadre de formation continue aux pharmaciens (usage rationnel des médicaments – conseils et prévention des maladies …).
Bref, il est question de renforcer la résilience du secteur dans le cadre de l’implémentation de l’Assurance Maladie Universelle en Afrique.
T-P : Quelles sont les recommandations du Forum ?
Dr K. I. K. : A l’issue des travaux, dont tous les participants ont salué la richesse des débats, des recommandations fortes ont été formulées à l’endroit des professionnels et des pouvoirs publics pour permettre aux pharmaciens de contribuer efficacement à la réussite de l’AMU. J’en cite quelques-unes :
-Renforcer la gouvernance du secteur par la création ou le renforcement des agences de régulation pharmaceutique dans les pays africains pour l’atteinte du niveau de maturité recommandé par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et promouvoir leur collaboration étroite avec les Ordres des pharmaciens. Il faut aussi promouvoir la forte implication du secteur privé pharmaceutique à la mise en œuvre de la couverture santé universelle en fournissant des médicaments de qualité accessibles à toute la population jusqu’au dernier kilomètre et en participant aux actions de prévention par leurs conseils, poursuivre et renforcer les actions de lutte contre les produits médicaux de qualité inférieure et falsifiés. Ceci, grâce au renforcement de l’arsenal juridique et la consolidation des organes de régulation. Il y a lieu de mettre en œuvre des politiques publiques attrayantes pour la création d’industries pharmaceutiques compétitives et complémentaires dans les pays africains avec des pôles régionaux, tout en valorisant la coopération Sud-Sud en vue de soutenir la couverture maladie universelle.
T-P : La question de l’industrialisation du secteur pharmaceutique se pose pour nos pays. Votre Forum a-t-il trouvé des solutions ou des raisons d’espérer ?
Dr K. I. K. : La question de l’industrialisation dans le secteur pharmaceutique est une question cruciale, je dirai même critique pour nos pays. Comme le disait un éminent penseur africain, nous ne pouvons pas continuer à dormir paisiblement sur le paillasson du voisin et nous estimer en sécurité, un soir, il retirera sa natte et nous nous retrouverons par terre. La crise sanitaire récente est venue nous rappeler violement cette évidence. Les enjeux sont énormes avec plusieurs défis à relever. Nos pays au sud du Sahara dans leur ensemble, fabriquent à peine 10 % de leurs besoins en produits de santé, même des médicaments pour des pathologies qui ne sévissent que sur notre continent sont fabriqués ailleurs pour nous. Nos moyens sont limités pour assurer un contrôle efficient des médicaments fabriqués par des acteurs qui sont loin de nos réalités et de nos préoccupations ; les grandes firmes pharmaceutiques internationales ne se préoccupent plus des médicaments basiques dont nos populations ont encore besoin alors que nous ne pouvons même pas accéder financièrement aux nouvelles thérapies qu’elles développent ; nous ne nous donnons pas les moyens de profiter des dérogations offertes par les dispositions internationales à la protection des brevets pour fabriquer sous licence des médicaments innovants nécessaires à la prise en charge de maladies métaboliques qui émergent dans nos pays. Bref développer la production locale des médicaments en Afrique n’est plus une option, c’est un devoir et même un corolaire nécessaire à la mise en place de l’AMU dans nos pays. Si nous voulons nous assurer que l’effort national que nous faisons pour mobiliser les ressources endogènes en vue de financer l’AMU, serve à soigner correctement et de façon pérenne nos populations, nous devons produire localement, du moins en Afrique. En plus ce serait même, à mon sens, économiquement suicidaire que ces ressources locales continuent d’être investies pour payer en devises des médicaments importés.
Interview réalisée par Françoise AOUI
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